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lundi 4 novembre 2013

Travailler dans un resto

Bref, j’ai été virée de ce café.

Suite à une série d’évènements malheureux, je me suis retrouvée sans appart et sans argent à mon retour d’Hawaii. Tout devait bien ce passer pourtant, j’avais tout prévu – sauf que ma vie ressemble à une série télévisée interminable, avec trop de rebondissements pour être crédible, mais voilà : c’est comme ça.

J’ai donc été obligée de trouver un autre emploi au plus vite, et ce qui recrute le plus ici c’est : la restauration. Me voilà donc « hôtesse » dans un restaurant, attendant patiemment ma promotion pour devenir serveuse. Apres un mois de galère au café, je viens de terminer un autre mois de galère au resto, et force est de constater que JE SUIS NULLE.

J’essaye pourtant, j’essaye vraiment. Je fais tout pour obtenir ce fichu poste de serveuse parce que j’ai besoin d’argent (et au Canada, les serveurs ont au minimum 15% de pourboire à chaque table). Mais allez savoir pourquoi dans ce pays, quand ils t’embauchent comme barista ou serveuse, ils te mettent d’abord à la vaisselle ou à l’accueil. Nom de dieu !! Je ne suis pas faite pour ça. Demandez à un poisson d’essayer de voler, il sera nul toute sa vie, il se sentira nul et sera regardé comme un nul par tous les oiseaux.
C’est exactement ce qu’il m’arrive dans ce métier, je suis au bout du rouleau et mon estime de moi-même commence à en prendre un sacré coup.

Ça n’a pas l’air très compliqué comme boulot, du moins sur le papier : dire bonjour aux gens, les placer, nettoyer les tables pour laisser la place aux nouveaux clients.
Toutes mes collègues sont des étudiantes de 16 à 20 ans qui excellent à ce poste après leurs cours. Et moi, avec mes 27 ans, 6 années d’études et 5 en entreprise, je ne leur arrive pas à la cheville.

Je tourne en rond dans le resto, réfléchissant au moyen le plus efficace de nettoyer cette table tout en optimisant le trajet pour placer ces gens. A mi-chemin je réalise que ce n’était pas une bonne idée, je fais demi-tour, bouscule un serveur qui arrivait les bras chargés, m’excuse platement en français. Puis je me rappelle que les gens parlent anglais ici, alors je tente de m’excuser platement en anglais mais c’est déjà trop tard, le serveur est parti, une de mes collègues mineure a déjà nettoyé mon bordel et les clients se sont assis à une autre table.

Et c’est ainsi tout le temps, plus je suis stressée plus je suis maladroite, plus je suis maladroite plus je tente de rattraper les choses, plus les choses s’empirent, me stressant encore plus et ainsi de suite de manière exponentielle pendant 8h.

Au moment du coup de bourre, des dizaines et des dizaines de personnes arrivent en même temps pour MANGER. Tout le monde a faim et froid et ramené sa marmaille, ça se bouscule a la porte et je dois noter sur une liste combien de personnes, combien d’enfants, combien de chaise haute, laissez-moi une minute pour évaluer votre temps d’attente, est-ce que je peux prendre votre nom ? Daba ? Debra ? Sorry, what ? Ah, Deborah !!! - Ma collègue mineure, exaspérée, me retire alors le stylo des mains car le temps que je comprenne un nom, 15 nouvelles personnes sont arrivées et attendent pour MANGER.

Parce qu’on ne plaisante pas avec les gens qui ont faim. Une personne affamée oublie tous les codes de la société. Toute forme de bienséance disparait. La politesse n’existe plus. Une personne affamée ressemble à ce que devait être l’homme du Neandertal : un corps guidé par ses instincts de survie. « Moi faim. Enfants faim. Pas de patience. Manger. TOUT DE SUITE ».

Et, pour une raison que j’ignore, les clients de mon restaurant estiment qu’ils sont à ce point exceptionnel qu’ils peuvent se permettre de me sortir des phrases du genre
- Amenez-moi à ma place habituelle, merci.
- Bonjour. Je ne vous connais pas, du coup, je ne sais pas où est votre place
- Courroucé – pff. Suivez-moi.
Bilan : la placeuse se fait placer = humiliation

Voici, pour vous donner un aperçu, quelques situations véridiques vécues cette semaine :

#1 En plein rush, un homme se tient debout, parmi une trentaine de personnes debout
- L’homme, en colère : Je suis là, moi !!! J’attends !
- Moi, dépassée : Oui je vous vois bien, tout comme je vois les 30 autres personnes autour de vous !
- L’homme, au bord des larmes : Mais j’ai faim !
- Moi, maternelle : Oui, vous mangerez très bientôt c’est promis

#2 Un soir, je passe près d’une table les bras chargés de vaisselle, et un vieil homme m’arrête, tremblant de colère
- Je n’ai pas de sucre sur ma table !!!!!!
- Oui et bien, avisez votre serveur (je peux à peine marcher tant mes bras sont chargés)
- Mais je veux du sucre ! Tout de suite !!

#3 En plein rush, une table se libère. Je la nettoie promptement pour assoir des clients. Arrives devant la table, ils hésitent, se concertent, se retournent vers une table identique située a 1 mètre, sale et pleine de vaisselle, et me disent :
- Nous voulons cette table-là, plutôt.
- Mais elle est sale
- Eh bien, nettoyez-la

Parfois, souvent, j’ai envie de les gifler ou simplement de les envoyer chier du genre « Comment osez-vous me parler comme ça ? Vous avez quel âge pour vous comporter de la sorte ? Vous n’avez pas honte de faire un caprice pour un bout de sucre ? Quelle importance de bouffer sur cette table ou sur une autre, sacré nom de dieu ? » - Mais premièrement, je me ferais virer à coup sûr. Et deuxièmement, je ne sais pas m’exprimer ainsi en anglais.

Je garde donc mes phrases assassines pour moi, me repassant le film de ma vengeance en boucle dans ma tête pendant que je nettoie cette autre table, plongeant mes doigts dans la crème glacée des enfants, ramassant les bouts de burgers sur le sol, essayant de sortir les mouchoirs du fond des verres à milkshake, aspirant les petits morceaux de sachets de sucre.

Vous savez quoi ? tout le monde devrait travailler dans un restaurant au moins une fois dans sa vie, pour apprendre à être aimable et reconnaissant avec le personnel (petit 1), et pour éviter de foutre un bordel pas possible en jouant avec sa nourriture et avec les objets sur la table (sucre, sel, poivre, bougie, etc.). (petit 2).

Il y a tout de même de bons côtés dans mon travail : premièrement, j’adore l’endroit. C’est un restaurant familial traditionnel de la Colombie-Britannique. Les gens viennent ici depuis 50 ans, ils venaient enfants avec leurs parents, et viennent encore aujourd’hui avec leurs petits-enfants. J’habite temporairement a une minute à pieds du restaurant, ce qui m’emplie le cœur de joie lorsque je pars travailler et que je n’ai qu’à traverser la route. J’adore les jours ou je travaille le matin, parce que les gens sont relax et sympa. Les vieux solitaires viennent boire leur café en lisant le journal, et les familles nombreuses viennent prendre leur petit-déjeuner. Ça sent la gaufre aux bleuets, le café et le bacon grillé. Je fais pas trop de conneries parce que personne n’a vraiment faim le matin, ce n’est que pur plaisir et gourmandise. En dehors des moments de repas, j’ai le temps de bavarder avec les personnes que je place, les clients m’adorent et me pardonnent mes erreurs. Certains me glissent même des petits pourboires en cachette – principalement grâce à mon accent français.

D’ailleurs, être française me tire de pas mal de situation galères : en général, lorsque je vois qu’un client est sur le point de pleurer ou de piquer une crise parce que je n’ai pas compris son nom du premier coup ou parce qu’il a trop FAIM, je souris et je dis : « I Am sorry. I am French » - et hop, le client s’adoucit, me dit « bonjou comon tallai vou », me complimente sur mon accent adorable et me dit que ce n’est pas grave, va.

Etant donné que je suis coincée tout en bas de l’échelle sociale depuis maintenant 2 mois ½, je ne sais pas si j’arriverai un jour au poste tant convoité de serveuse, celui ou je pourrai enfin montrer à tous les oiseaux que je ne suis pas qu’un poisson stupide qui se débat sur le rivage dans une danse ridicule. Messieurs les managers, si vous lisez le français, s’il vous plait : donnez-moi ma chance

Coincée dans un boulot qui n'est pas le mien
Image tirée du film "Stupeur et tremblements"

4 commentaires:

  1. Comme dit un grand philosophe à Montréal, on n'a jamais vu quelqu'un prendre un orage sur la tête et rester mouillé toute sa vie...' c'est juste un expérience.

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  2. Sosuké <3 Ponio
    Be Brave ! rien ne te résiste anyway ;)

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  3. L'indien de la Gui vient de lire ton texte, et il est heureux que tu reconnaisse la difficulté de ce métier. Il en profite pour te dire qu'il ne t'en veut pas !
    Désolé, j'étais obligé :)

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